Spécialiste international du design graphique, Rick Poynor nous fait l'honneur d'une petite visite, à l'occasion de la réédition en format plus économique de Trangression.
Bonjour Rick. Pouvez-vous s'il vous plaît vous présenter et nous parler de votre parcours ?
Je suis auteur sur le design graphique, sans être moi-même designer graphique, ce qui est assez inhabituel dans ce domaine. J'ai une perspective plus détachée, et je m'intéresse tout particulièrement aux dimensions culturelles et aux significations de la communication graphique. En 1990, j'ai été le rédacteur en chef fondateur de Eye, qui reste un magazine dominant sur la scène internationale du design graphique, et, en 2003, j'ai co-fondé le blog influent Design Observer. Je suis l'auteur de 18 ouvrages sur le design et la culture visuelle. En 2002, les éditions Pyramyd ont publié la version française de mon deuxième recueil d'essais, La Loi du plus fort : La société de l’image. Depuis 2016, je suis professeur de design et culture visuelle à l'université de Reading, au Royaume-Uni. Mon dernier livre, publié par Yale University Press, est une monographie : David King: Designer, Activist, Visual Historian.
Pouvez-vous nous raconter l'histoire de Transgression ?
À la fin des années 1980 et pendant les années 1990, je travaillais comme journaliste et j'étais fasciné par les développements postmodernes en design graphique. J'ai contacté les principaux designers, surtout des Américains à cette époque, afin de parler d'eux dans Eye. En 1991, j'ai édité Typography Now: The Next Wave, la première enquête internationale sur ces tendances. Le design conçu par le studio Why Not Associates pour cet ouvrage était assez peu orthodoxe et le livre a su saisir l'esprit du temps. Il a été réimprimé à plusieurs reprises. Faire des recherches sur le sujet et écrire Transgression une décennie plus tard m'a donné l'opportunité de revisiter cette ère d'expérimentation, et d'expliquer en détails ce qu'est le design graphique postmoderne à une nouvelle génération de lecteurs. Dix huit ans après sa parution, Transgression est toujours, à ma plus grande surprise, le seul ouvrage entièrement consacré à ce sujet. Je suis ravi qu'il soit de nouveau disponible en France.
Comment perçoit-on le postmodernisme aujourd'hui ? Est-ce que cela a changé depuis le début des années 2000, au moment où vous aviez écrit ce livre ?
Sans aucun doute, le graphisme postmodernisme est passé de mode à la fin des années 1990. Le magazine Ray Gun, conçu par David Carson, était peut-être l'exemple le plus connu de style "déconstruit" et ce fut comme la fin d'un cycle. On ne pouvait pas aller plus loin en termes de fragmentation typographique et de chaos. À l'ère de la communication digitale, on avait besoin de clarté, et ces expérimentations typographiques sauvages et subjectives semblaient n'être là que pour leur propre plaisir. Aussi, le design s'est calmé au début des années 2000.
Mais il y a toujours une réaction et, en quelques années, a émergé le design dit "laid", qui avait beaucoup de points communs avec le design postmoderne : formes de lettres décousues, superpositions visuelles, champ visuel déstabilisé. Le livre Pretty Ugly: Visual Rebellion in Design (2012) donnait à des travaux récents des étiquettes comme "Déconstruit" ou "Impure". Ce sont des caractéristiques du design postmoderne, même si l'ouvrage ne mentionnait jamais le terme. Nous avons besoin de savoir d'où viennent ces outils graphiques et pourquoi ils ont déjà été utilisés, avant de pouvoir comprendre de quelles façons ils pourraient ou non être utilisés de la même manière aujourd'hui. Le postmodernisme ne fait pas l'unanimité dans le design graphique. Je pense que la plupart des graphistes britanniques ne saisissent pas vraiment ce qu'est le postmodernisme au sens large, la "condition culturelle" qu'il incarne. C'est peut-être différent en France, car vous êtes le pays des plus grands penseurs du postmodernisme tels que Jean-François Lyotard, Jacques Derrida ou Jean Baudrillard. J'ai donc fourni une partie de ce contexte dans Transgression.
Quels sont vos designers graphiques préférés de la période postmoderne ?
Le graphiste que j'admire le plus dans cette période est Ed Fella. Sauf erreur de ma part, j'ai été le premier critique à écrire sur lui en dehors des États-Unis. J'ai écrit un essai sur l'influence du surréalisme dans son travail qui sera publié dans une monographie à paraître. Les éditions Pyramyd avaient également publié un livre, Ed Fella Documents, donc je suppose que les graphistes français s'intéressent aussi à lui. Fella avait lu la théorie postmoderniste, et il avait tout à fait conscience de ce qu'il faisait dans les designs conçus pour ses flyers annonçant ses conférences et autres événements à CalArts. Il y a enseigné pendant des années, influençant un nombre incalculable d'étudiants. Les créations graphiques de Fella, entièrement réalisées à la main, font partie des créations les plus inventives et les plus souples sur le plan graphique de toute l'histoire de la discipline. Ces pièces se rapprochent de l'art dans leur esprit et leur liberté (et Fella le sait bien), mais elles sont produites pour une impression à bas coût, et utilisent les ressources du design graphique. Comme Fella l'a dit lui-même, ce travail "semble signifier" quelque chose, car il regorge de références visuelles obscures. Cependant, plus que tout, c'est une sorte de jeu, de labyrinthe visuel, qui capture et ravit l'oeil.
Sur quoi travaillez-vous actuellement ?
Mon livre sur le designer britannique David King, qui est sorti l'an dernier, explore le travail d'une figure qu'on ne pourra jamais qualifier de postmoderne. Les typographies et les photographies utilisées par King dans ses affiches anti-racistes de la fin des années 1970 et des années 1980 assènent leurs messages urgents tels des coups de marteau. King a bâti une impressionnante collection privée d'éléments graphiques et de photos datant de la révolution russe, et il a utilisé ce matériel pour concevoir et publier des livres d'histoire visuelle. Dans les années 1990, en plein postmodernisme, il y avait un débat dans les cercles du design graphique sur le rôle éventuel du "designer comme auteur". King est un exemple brillant de ce rôle poussé à un niveau très élevé. Cette question demeure d'un intérêt majeur dans mon travail de chercheur et d'auteur. Je continue à travailler sur l'oeuvre de King, à travers un site internet, basé sur mon livre.